…et le conformisme des déclarations attristées que provoque le retrait de la Fondation Pinault.
Mon studio d’architecture a étudié entre 1998 et 2001 plusieurs implantations de programmes immobiliers et réfléchi à l’aménagement des terrains Renault. Par ce biais j’ai acquis une connaissance suffisante des contraintes techniques, économiques et urbanistiques de site, et des rôles joués par la plupart des acteurs de son développement, pour m’être forgé quelques convictions. Je ne livre que les réflexions que m’inspire l’abandon de la fondation, en dehors de toute révélation. Je mesure dans l’inévitable polémique qu’alimente cet événement combien la parole des acteurs directement concernés serait plus précieuse que la mienne. Elle a cependant peu de chances de se livrer publiquement avec la sincérité qui permettrait peut être d’éviter à l’avenir un tel gâchis.
Une fois de plus un aménagement majeur en région parisienne sert de prétexte à un débat sur l’absence de pensée urbaine en France, comme si l’urbanisme était un champ autonome de la politique en général et du projet social en particulier. L’objet de cette tribune n’est pas de dénoncer après tant d’autres leur déliquescence, mais de mettre en perspective l’épisode de l’abandon de la fondation Pinault sur l’île Seguin. Il en est une preuve supplémentaire, mais certainement pas exemplaire.
Je ne crois pas en effet qu’on puisse y voir la démonstration d’une opposition entre financement public et initiative privée,entre fonctionnaires lourdauds et chevau-légers du capitalisme, tant il est vrai que très souvent, et dans ce cas précis aussi, on retrouve dans les deux camps d’anciens hauts fonctionnaires formés aux règles de la gouvernance publique.
Enfin dans chaque critique français s’exprime également un contribuable pour lequel il est difficile dans un dossier où apparaît le nom de Monsieur Pinault d’oublier les conditions de sa réussite financière et de s’abstraire des considérations judiciaires en cours.
Je ne connais pas en réalité de réussites architecturales qui ne soient le fruit d’une programmation éclairée, intelligente, attentive. L’inverse est tout aussi vrai. Tout ratage, et cet abandon qui intervient alors que le projet architectural était lui même abouti en est un, résulte également d’erreurs de la maîtrise d’ouvrage.
Boulogne n’est pas Bilbao. Le bâtiment conçu par Frank Gehry a été l’aboutissement d’un long processus qui démarre par un appel d’offres de la fondation Guggenheim auprès de différentes villes et régions européennes. C’était également le cas d’Eurodisney. Dans les deux cas le gouvernement régional basque ou l’état français ont exprimé une volonté politique et un engagement financier forts qui ont servi de levier à l’investissement du maître d’ouvrage privé.
Gehry a apporté de surcroît une plus value inespérée à un programme certes d’une autre hauteur intellectuelle mais qui procède néanmoins du même principe de marketing. On va voir le bâtiment sans réellement se soucier de son programme d’expositions.
Cette réussite phénoménale, qui peut prétendre que le bâtiment conçu par Tadao Ando l’eût atteinte un jour ? L’analyse des documents de présentation du projet définitif de 2004 m’a personnellement fait douter de son auteur et convaincu que ce bâtiment ne serait pas son chef d’œuvre. Son apparence traduisait selon moi de manière éloquente – pathétique quand on apprécie la sensibilité de cet architecte – l’inadaptation du programme au terrain d’assiette et au site environnant.
Les réactions des principaux intéressés, aménageur et maître d’ouvrage, apportant peu d’éclairements sur les causes réelles d’un tel revirement, je conjecture qu’il est le fruit d’un désaccord profond qui va plus loin que le non respect d’un calendrier.
La presse s’est interrogée sur les capacités financières de François Pinault et de la ville de Boulogne d’accompagner ou de réaliser l’aménagement de base (infrastructures et VRD) nécessité par un tel projet. Sans l’aide de l’Etat ou de la région parisienne, comment préfinancer un tel premier chantier ? De surcroît l’équilibre financier de l’opération est mise en péril par une baisse continuelle de la constructibilité admise.
Ce qui est sûr, c’est que si le site de l’île Seguin était tentant du fait de sa seule notoriété, la zone choisie était géométriquement la plus contraignante : la plus étroite et triangulaire, elle a provoqué une dilatation du programme en hauteur qui m’a toujours surpris, un projet hors d’échelle par sa hauteur (28m et 40m à comparer aux 8 et 20m des façades de l’ancienne chaufferie démolie) et une volumétrie étonnamment simpliste au regard de ses dimensions.
Comment aurait été perçue cette barrière visuelle de 240 mètres de long depuis chaque rive, alors que les responsables de ce plan d’urbanisme comme ses détracteurs débattent continuellement sans se convaincre l’un l’autre sur les thèmes de densité et de gabarits?
Comment auraient vécu ces espaces extérieurs, emmarchements et colonnades, pointés vers le toboggan du pont de Sèvres et tournant donc le dos au reste de l’île?
Enfin la viabilisation de l’île est un vrai casse tête pour n’importe quel programme, mais tout particulièrement pour un équipement recevant un public nombreux. Malgré la mise en place d’équipements onéreux (pont routier, passerelles piétonnes,…) qui sont en contradiction avec la sauvegarde affichée de sa spécificité insulaire.
En septembre 2000, l’annonce de l’arrivée de la Fondation a suivi une période d’incertitudes d’un an dans la conduite de l’aménagement de ce territoire. Tout avait pourtant bien démarré en 1998 avec l’adoption du plan programme imaginé par Bruno Fortier, l’engagement de Renault à contribuer à l’excellence de son développement, et celui de la commune de Boulogne à œuvrer en partenariat avec les cinq autres communes concernées.
C’est peu de dire que l’article de Jean Nouvel dans le Monde en mars 1999 a provoqué ou servi de prétexte à des renoncements successifs dont on mesure aujourd’hui l’ampleur: abandon d’une maîtrise d’œuvre unique, source de cohérence, et dont la compétence était pourtant louée, abandon d’une gestion intercommunale d’un site qui à l’évidence concerne au delà des frontières de la ville de Boulogne, désengagement de Renault qui, en raison des risques évidents de contre publicité, abandonna toute velléité d’aller au delà de son statut de propriétaire foncier et vendit son terrain à un groupement de promoteurs, création d’une société d’aménagement contrôlée par la seule ville de Boulogne, en charge des infrastructures publiques et du devenir de la totalité de l’île Seguin.
Pourtant aujourd’hui je pense qu’au delà de son outrance, il eût fallu mieux entendre le propos de Nouvel et au minimum différer la démolition des usines construites sur l’île. L’expérience des Halles n’aura servi à rien. Combien de temps le centre de Paris a accueilli un trou béant, combien de temps on contemplera une langue de terre poussiéreuse au milieu de cette boucle de Seine ? En perdant sa silhouette de navire fantôme, l’Ile Seguin a perdu son âme, et son aménagement tout sens. A quoi bon re-bétonner aujourd’hui un territoire qui n’est que la scorie de la belle île qu’elle fut au début du XX° siècle et que le capitalisme industriel et la saga des luttes ouvrières avaient élevée au statut de symbole du XX° siècle.
Une démarche pertinente eût été, à partir du moment où les réflexions de Bruno Fortier trouvaient moins de consensus, d’étudier officiellement la transformation des halles existantes et d’offrir une véritable alternative à leur démolition.
Tous ceux qui ont eu la chance de visiter le site après curage des installations industrielles admettront que cette grande nef d’un développement d’un kilomètre de long était aussi exceptionnelle que les halles métalliques de Baltard ou les hangars en béton armé de Freyssinet. Qui peut douter de la possibilité d’y intégrer ce musée privé et d’organiser un environnement cohérent, unifiés sous ce grand dais métallique ?
Il fallait aussi se rappeler que l’implantation sur un territoire vierge d’un équipement public, aussi prestigieux soit-il, n’est pas un gage automatique de réussite pour le quartier qu’il est supposé structurer (cf Seine Rive Gauche). Il faut enfin éviter de s’aveugler en trouvant du génie à tout lieu qui borde la Seine.
Le paysage de cette boucle de la Seine comporte plusieurs témoignages d’une architecture médiocre et d’infrastructures routières immondes dont la transformation complète est impossible. Sinon pourquoi ne pas prêter plus d’attention également à ce qui s’aménage aujourd’hui sur les quais d’Ivry-sur-Seine jusqu’à Maisons-Alfort ?
En regardant s’écrire l’histoire de nos villes, il est inévitable de céder à la nostalgie, car leur transformation n’est pas un progrès en soi, mais seulement la substitution de formes urbaines à d’autres jugées plus efficaces à l’aune des règles de l’économie de marché. La tradition française de dessiner la ville a priori – et les plans d’urbanisme en sont la traduction incommode – s’accorde très mal avec le libéralisme économique. La privatisation accélérée de son sol et de ses immeubles rend enfin plus incertain tout espoir d’une maîtrise de son développement pour les partisans d’une ville mieux partagée.
La perte de la fondation Pinault est à court terme dommageable pour la région parisienne mais un salutaire souci de cohérence devrait dissuader ceux qui glosent sur les bienfaits de l’intégration européenne de regretter par ailleurs l’annonce d’une fondation éclatée sur différents sites de la communauté ?
Le bénéfice à moyen terme de sa non réalisation réside dans le fait que sa médiatisation cachait depuis cinq ans l’absence d’une programmation sur l’île Seguin digne de se substituer à la symbolique qu’entretenaient les partisans de la conservation des usines. Or ce projet qui n’a fait parlé de lui qu’en millions d’euros sans beaucoup dévoiler son contenu artistique ni expliquer son utilité sociale aura été sanctionné par la réalité économique, quelle belle leçon de modestie et de pragmatisme pour le promoteur et l’aménageur.
La réalité sur le terrain c’est le gâchis de la démolition qui atteint maintenant les fondations des rives, livrant le terrain à la situation périlleuse d’une prochaine crue, sauf à mettre en œuvre dans l’urgence un aménagement de perrés orphelins de tout programme. Il est difficile d’aller au bout d’un raisonnement quand la déception d’une étape manquée obscurcit le regard. C’est pourquoi je tire à la place des programmateurs une conclusion très pragmatique :
soit rendre l’île à son statut originel, une langue de terre occupée par un bout de campagne concentrant en un seul lieu le programme d’espaces verts, et rapatrier sur la terre ferme la densité qui manquerait à l’équilibre financier de cette opération.
soit rayer cette île de la carte fluviale, et en répartir la superficie de manière équilibrée entre Meudon et Boulogne, afin d’engraisser les rives et masquer à leur regard les voies rapides qui en polluent la vue, recréant ainsi un véritable paysage protégé de bord de Seine.
DM, 01/03/2010