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didier maufras

le crime de la rue campagne première


Je vis depuis quinze ans rue Campagne Première dans le quatorzième arrondissement. J’y ai habité jusqu’à l’année dernière, j’y travaille encore. Comme tous les parisiens je suppose, je me suis attaché à ce qui est mon univers quotidien, et sa perception, souvent inconsciente, à la fois transgresse mon rapport à Paris tout entier et forge mon opinion sur son évolution.

Une rue dans un quartier, c’est bien sûr d’abord une collection d’individus, des événements, des disparitions de « trognes », mais aussi l’apparition de « bonnes bouilles », bref de petites et de grandes histoires, ces dernières se retrouvant sans surprise dans tous les guides qui n’exhalent in fine qu’un parfum de musée : Rilke, Modigliani, Miro, Giacometti, Kandinsky, Calder, Max Ernst, etc.

Mais c’est aussi un univers sensoriel, tactile et visuel, dont la cohérence n’existe pas à priori mais se révèle de façon lente et individuelle pour chacun de ses riverains. Cette cohérence résulte tellement d’un lent processus d’imprégnation et d’intégration que sa fragilité se déclare dès qu’un élément de ce puzzle est perturbé.

Le mauvais coup s’est produit la semaine dernière, sous la forme d’une opération militaire, avec bouclage des deux issues débouchant sur le boulevard Raspail et le boulevard de Montparnasse, où les tanks auraient été remplacés par des camions citernes vomissant du goudron chaud que de pauvres soldats en bleus de travail recueillaient dans des seaux épuisés, avant de l’étaler fumant sur le pavé agonisant.

Est-ce que j’aime cette rue ? Pourquoi cette banale opération de "macadamisation" m’a révolté, alors qu’elle se reproduit chaque semaine dans Paris, effaçant du souvenir de ses habitants le pavé et son imaginaire, au nom d’un progrès acoustique consensuel ?

Combien de fois ai-je moi-même râlé contre ma rue sale et bruyante, ses trottoirs et sa chaussée défoncés par les interventions désordonnées et sans cesse renouvelées des concessionnaires publics (un syndrome de notre pays qui consiste à enterrer dans l’artisanat le plus rétrograde les dernières merveilles de sa technologie) ? Ne fallait-il pas un jour effacer ces trop nombreuses cicatrices sous le ruban noir ? Tout près de là, le merveilleux bâtiment du Centre Américain et ses artistes n’avaient-ils pas fait place à un écrin aussi lisse et rigoureux que les cols blancs qui le hantent ? Un peu plus loin, le libraire du carrefour qui vendait la presse étrangère jusqu’à onze heures du soir n’avait-il pas cédé devant l’exotisme de pacotille d’un bistrot soi-disant romain ? Etais-je moi-même en voie de fossilisation, réfractaire par nostalgie dérisoire à la marée de la modernité ?

Non !

A l’heure où il est de bon ton d’enfiler à longueur de colloques et de publications les perles du manque de réflexion des architectes sur l’art de bâtir les villes, je prétends que cet art se fonde aussi sur les marques et les repères les plus incongrus du territoire urbain qui forment à notre insu autant de repères fondateurs d’une identité.

A New York je retrouve avec plaisir les bordures cerclées d’acier des trottoirs arrondis à chaque carrefour, et les tampons de fonte inefficaces du chauffage urbain qui laissent exhaler de superbes panaches de fumée blanche.

Rue Campagne Première, ce pavé de céramique aux arêtes soigneusement chanfreinées, et au module si original, dernier témoignage de la production d’une usine intra-muros, accrochait la lumière comme nul autre : qui ne se souvient du dernier plan d’ "A bout de souffle" de Jean-Luc Godard, cadrant en noir et blanc le visage de Jean-Paul Belmondo agonisant, étendu sur ce pavé ?

Les rectificateurs de la voirie parisienne peuvent sans états d’âmes exercer leur talent dans les Z.A.C., mais avant de s’aventurer dans ma rue, qu’ils réfléchissent à la portée de leurs actes.


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