Je rappelle qu’aucune réforme ne peut faire l’économie d’un débat préalable sur la place de l’architecture dans la société et sur le rôle de l’architecte dans le processus créatif. Et c’est la légitimité et le devoir de l’État d’organiser ce débat en ne se retranchant pas derrière les structures désuètes en place.
Quel avenir pour le métier d’architecte et quelles instances pour le représenter ?
J’écris ces lignes après que la direction de l’Architecture ait mis en place quatre groupes de réflexion sur la profession d’architecte, et parce que j’ai décliné l’invitation qui m’est faite de participer à la commission consacrée à la réforme de l’institution ordinale.
J’attends peu des travaux de ces quatre commissions, même éclairés par une synthèse ministérielle, car cette méthode de la fragmentation porte en elle les prémisses de la conclusion : elle prescrira une thérapeutique là où la chirurgie s’impose.
Avant de diviser le travail en commissions spécialisées il était indispensable d’affirmer à priori une vision volontariste du rôle de l’architecte et de la spécificité de ce métier dans la société de demain. Ce silence me fait craindre que la réponse existe clairement dans l’esprit des responsables ministériels, et que cette consultation ne ménage que la susceptibilité d’organisations moribondes.
Je me risquerai cependant à livrer ma propre vision du métier d’architecte, celle que je pratique au quotidien, pour montrer que son épanouissement justifierait une toute autre approche de la problématique posée par la survivance de cette profession.
La loi de 1977 m’a toujours paru hétérogène et la lecture qui en est faite fatalement ambivalente
Certes son premier article exprime l’intérêt public de l’architecture en lui conférant une légitimité à valeur patrimoniale, mais les suivants, sans qualifier cette légitimité (qu’est ce qui mérite d’être protégé ou non au titre de cet intérêt public ?), se contentent d’attribuer ce rôle aux seuls architectes et d’organiser l’exercice de leur profession.
Les débats qui ont précédés la promulgation de cette loi tendent à prouver l’effet de lobbying qui a abouti à un texte somme toute très profitable aux intérêts économiques d’une profession déjà sur la défensive et dont l’âge d’or s’achevait. Vingt ans plus tard, les péripéties des METP et des procédures conception-construction, des décrets de la loi MOP, l’éclosion d’une architecture d’auteur mais aussi la poursuite d’un urbanisme sans génie, la déconnexion entre une réglementation uniquement "performantielle" et l’incapacité à loger les plus démunis, la victoire du capitalisme mais aussi la prise de conscience des excès de l’économie de marché débridée, dressent un bilan contrasté qui peut justifier toutes les analyses, optimistes comme pessimistes, sur l’avenir du métier d’architecte.
Je reconnais pour ma part que le recours obligatoire a été évidemment salutaire à la survie d’une profession, qu’il a incité ou contraint une maîtrise d’ouvrage publique et parfois privée à faire confiance à de jeunes talents sans expérience. Cependant le message public est toujours aussi brouillé entre une architecture monumentale et dispendieuse édifiée avec parfois une grande complaisance vis à vis du pouvoir politique, et un secteur de la construction incapable de satisfaire les besoins des plus démunis dans le cadre d’un urbanisme qui balbutie les recettes de la ville du XIX°.
Pourquoi notre profession porte-t-elle la responsabilité de cet échec collectif du logement pour tous ?
Pourquoi un premier ministre socialiste, pourtant peu suspect de jugements à l’emporte pièce, s’est il cru autorisé en son temps à qualifier d’architecture criminogène les grands ensembles ?
Parce que toute l’histoire du mouvement moderne en architecture au long du XX° siècle a développé l’utopie de l’architecture pour tous et l’architecte a refusé par conviction, par intolérance, ou par opportunisme l’évidence que l’art et la société ne peuvent suivre des routes parallèles et consensuelles, que l’art est toujours opposition à son milieu social.
La poursuite de cette utopie – dont la notion de recours obligatoire à l’architecte libéral n’est plus que l’avatar – empêche de clarifier toute discussion sur l’avenir de l’architecture et du métier d’architecte, sur l’évolution des formes de l’exercice professionnel et de la représentation institutionnelle. Car si l’architecture est une expression de la culture, et que seuls les architectes en sont les acteurs autorisés, alors ces derniers avant d’être d’éventuels maîtres d’œuvre, sont des créateurs qu’un statut indépendant doit protéger du monde de l’argent.
Tant que cette vision globalisante et exclusive entretenue par cette loi sur l’architecture de 1977 qui n’est à mes yeux que le constat d’un passé idéal ne sera pas rangée sur le rayon de la nostalgie entre le médecin de famille et le professeur de lettres classiques, il y a peu de chances que les écoles d’architecture ne forment pas en majorité des frustrés et des chômeurs.
Je persiste, après vingt années d’exercice de ce métier, à penser que l’architecture reste un acte héroïque
La répétition quotidienne de cet acte créatif ne saurait se justifier pour des raisons économiques, sociales, culturelles … et pratiques. Car tous les programmes n’appellent pas à l’héroïsme et une majorité des besoins d’aménagement de l’espace se contenteraient de l’honnêteté et de la modestie d’un artisan.
Ce dernier n’ayant pas survécu à l’économie contemporaine, est-ce à dire qu’il faille abandonner la construction à une production industrielle raisonnant uniquement en termes de profit, et échappant à toute intervention de l’architecte ? La réponse ne se pose pas en ces termes élitaires, d’une alternative somme toute vérifiée par l’histoire entre la commande du prince et la satisfaction des besoins de la masse, mais bien en termes de désir et de volonté partagés. Et ces deux valeurs transgressent les territoires et les réglementations qui fixent le cadre de l’intervention de l’architecte.
Charles Péguy vantait l’héroïsme des gens modestes. Aujourd’hui la révolution informatique – les outils de production et les moyens de communication – rendent la puissance accessible à n’importe quelle taille de structure professionnelle. Par son pouvoir d’amplification et de mise en réseau, elle remet au premier plan le sens artistique, la capacité créatrice, la logique analytique, l’interactivité et l’enrichissement réciproques avec les ingénieurs, les urbanistes, les paysagistes, les industriels, les entreprises de construction. Cette abstraction de la relation peut dès maintenant profiter à tous les architectes, tout en les mettant au défi, dans un face à face solitaire, de ce qui est leur seule justification sociale et leur seule valeur ajoutée : la quête du sens.
Ce que j’évoque se vérifie au quotidien. L’organisation du travail comme les moyens de production de la » matière grise » connaissent une telle révolution qu’appliquée à notre métier elle a pour conséquence que les signes de notre intervention ont de moins en moins la substantialité nécessaire à perpétuer les schémas de contrôle que nous connaissons.
Ce qui n’enlèvera bien évidemment rien à la matérialité de l’œuvre collective puisque au contraire d’autres activités intellectuelles comme la littérature ou les arts du spectacle, l’architecture conserve encore majoritairement la spécificité de la concrétisation d’un espace inscrit dans une temporalité.
Cette mixtion des apports de différents intervenants dans le processus de création et de réalisation du projet se rapproche alors du cinéma par exemple. Aujourd’hui, et malgré une accélération sans précédent de la sophistication des moyens de production, il subsiste des films d’auteur réalisés de manière traditionnelle, à coté de grosses productions mêlant images de synthèse et prises de vues conventionnelles et où la paternité de l’œuvre se repartit entre le scénariste, le réalisateur, le producteur, le créateur des effets spéciaux, le monteur… Dans les deux cas il y a un générique, mais dans le premier le réalisateur s’impose au titre du film, dans le second le titre du film s’impose à tous ses géniteurs.
L’évocation de cette comparaison, facile avec le cinéma, tout autant avec la musique, n’a d’intérêt que pour rappeler que l’architecte peut être aussi bien comparé au metteur en scène, au chef d’orchestre, qu’à leurs interprètes, et que par conséquent seule la notion de dimension artistique du métier est importante au delà de celle d’une prestation : elle seule survit, grandit ou sombre dans la mémoire collective au travers de sa relation complexe avec les autres pouvoirs, et notamment celui de l’argent.
L’architecture, l’aménagement urbain et la gestion des territoires du futur devront » normaliser » cette relation par la clarification des règles du jeu plus que par leur renforcement.
Mon plaidoyer ne vise pas l’architecture d’auteur, celle qui nécessite la rencontre d’un talent et d’une volonté, les deux qualités devant se partager entre l’architecte et son maître d’ouvrage. Je suis persuadé de sa pérennité : elle a traversé les siècles, et durant le notre la révolution de l’information a profité également à la pensée comme accélérateur et démultiplicateur de son expressivité, et donc aussi bien à tous les architectes qui ont accepté l’ascèse de l’architecture d’auteur.
Mon plaidoyer vise en réalité ceux plus nombreux pour qui l’organisation de la profession, le code de déontologie, l’institution ordinale, l’assurance des risques professionnels apparaissent anachroniques et handicapants. Je pense aussi aux jeunes architectes qui ont pris le risque de ces longues études sans pouvoir ou vouloir forcément épouser le fardeau et la logique d’une carrière indépendante.
Faut-il sacrifier cette génération à un conservatisme même tempéré par la réforme dont je pressens la maigre ambition, ou au libéralisme le plus effréné ?
Ma tendance naturelle ne va pas au juste milieu, au compromis habituel à notre culture française, très friande de solutions paradoxales visant à réconcilier dans un même corps, un même texte, des extrêmes par nature antinomiques. Il faudrait au contraire avoir le courage de trancher, parce que le constat de carence et de péril bénéficie d’un large consensus, même s’il recouvre des sensibilités dont l’opposition perdurera.
A la différence des conservateurs, et nature oblige des conseillers ordinaux qui érigent en dogme le maintien de la loi de 1977, je propose sa quasi suppression, à l’exception de ses seuls articles liminaires :
Je propose
la suppression pure et simple de tous les articles relatifs à l’organisation de la profession.
Je propose
la réécriture des articles relatifs au recours obligatoire à l’architecte en les reliant à la définition, la plus large et la plus humaniste qui soit, du métier d’architecte, notion plus généreuse et plus universelle que celle réduisant son exercice à celui de porter le titre d’architecte.
Je propose
enfin de justifier le recours obligatoire à ce nouvel architecte, et ce dans des conditions à définir par décret seulement afin de garantir l’adaptation de ce recours à l’évolution des besoins de la société, par un renvoi au Code de la propriété intellectuelle et artistique. Ainsi ne seraient protégés, en termes de création comme de réalisation, que l’œuvre au titre de l’originalité et son auteur dans ses intérêts moraux et patrimoniaux.
En clair je substitue à la continuité d’un droit – le recours obligatoire qui est abâtardi par les manœuvres de contournement qu’il suscite – l’obligation d’un devoir, celui d’apporter une valeur ajoutée, un sens, à son intervention.
Assumer ce devoir n’inquiétera nullement ceux dont l’exigence de compétence, l’engagement artistique sont la ligne de conduite. Il peut réconcilier durablement les architectes avec leurs interlocuteurs, élargir en termes qualitatifs les origines professionnelles des titulaires de ce rôle, améliorer les conditions matérielles de leur exercice – la liberté n’a rien à voir avec l’indépendance et naît des contraintes acceptées – , resserrer le champ de leurs responsabilités civiles à l’aune de leur intervention, agrandir enfin leurs territoires d’intervention.
L’objectif d’une réforme est bien à mon sens d’améliorer ce Code de la propriété intellectuelle et artistique pour rapprocher définitivement l’architecte des autres professions de la création dont il s’est éloigné par sa seule faute, et mettre ainsi un terme définitif à l’utopie du mouvement moderne.
Je rappelle qu’aucune réforme ne peut faire l’économie d’un débat préalable sur la place de l’architecture dans la société et sur le rôle de l’architecte dans le processus créatif. Et c’est la légitimité et le devoir de L’État d’organiser ce débat en ne se retranchant pas derrière les structures désuètes en place.
Ce que j’aimerais entendre de la direction de l’Architecture, ce sont des définitions comme :
L’architecture est une expression de la culture. Elle témoigne de la diversité de la pensée intellectuelle et artistique d’une société, et participe à l’amélioration et à la sauvegarde du cadre de vie des citoyens.
L’État et les collectivités locales sont garantes de l’intérêt public d’une telle discipline. Ils assurent sa prise en compte dans toutes les constructions et dans tous les aménagements des territoires publics. Ils contrôlent les transformations visibles du patrimoine privé quand elles s’inscrivent dans des territoires qui font l’objet de plans publics de développement ou de mise en valeur.
L’œuvre d’architecture est le fruit d’un travail individuel ou collectif. Elle existe à travers la révélation d’un projet avant de donner lieu à une éventuelle réalisation ou représentation. Elle se reconnaît à son originalité. Cette originalité, qui fonde sa protection future et organise le droit d’auteur, doit être argumentée par le ou les auteurs à travers un discours, un mode de représentation. Elle se traduit par la description d’espaces et de leur organisation entre eux, par l’invention d’une technique. Elle ne peut se décréter à priori et ne saurait se confondre avec la spécificité du programme du maître d’ouvrage.
L’œuvre d’architecture de par son originalité est toujours d’ordre expérimental. Quelle qu’elle soit, son propriétaire ou son commanditaire la réalise ou la finance à ses risques et périls. Quand il s’assure contre ce risque, il doit nécessairement impliquer dans cette assurance le ou les créateurs de cette œuvre en les mettant également en situation de contrôler la conformité de cette réalisation au projet. En tout état de cause, le plafond de garantie du créateur ne saurait excéder le montant de sa propre rémunération.
L’architecture est un art de l’espace inscrit dans une temporalité minimale. En termes d’espace elle nécessite pour être révélée des techniques appropriées de représentation, analogiques ou numériques, et n’existe que par cette révélation même. Parallèlement elle nécessite un critère de durée dans le temps qui la distingue des arts du spectacle. Pour autant sa révélation ne peut se résumer à une matérialisation systématique, et l’œuvre d’architecture existe également chaque fois qu’elle est représentée, et quel que soit le mode de représentation (imagerie, décor de cinéma, etc.)
L’architecte est un professionnel dont la compétence est garantie par l’État. Cette compétence est le fruit d’un enseignement et d’une expérience qui font l’objet de contrôles renouvelés. Le recours à l’architecte est obligatoire pour tous les constructions et les aménagements de territoires financés ou décidés par la puissance publique. Elle n’est obligatoire pour les opérateurs privés que dans les circonstances et les limites prescrites par les réglementations particulières dépendant des codes de l’urbanisme et de la construction. Son intervention dispense alors le maître d’ouvrage de la plupart des formalités prévues par ces mêmes réglementations.
Les quelques formulations énoncées ci dessus ne relèvent ni de la science fiction ni même d’une anticipation à court terme. C’est déjà la réalité vécue ou l’espoir entretenu par nombre d’architectes, anonymes ou non, qui ont en commun de ne rien attendre d’un Ordre même réformé.
Dans mon bureau d’architecte et depuis dix ans, je pratique ce métier avec des outils de virtualité toujours plus sophistiqués, et dans un environnement juridique de plus en plus complexe. Je n’ai sincèrement pas le sentiment d’avoir anticipé cette mutation, mais plutôt celui de m’adapter continuellement aux exigences d’un environnement sociétal qui s’impose à moi, en bousculant dans la mesure du possible un cadre d’exercice professionnel définitivement anachronique.
DM, 01/01/2008