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Didier Maufras

Tokyo, Impressions soleil levant


LA VILLE ORDINAIRE

Tokyo m'a fasciné par sa richesse visuelle, l'inventivité de son urbanisme, le dynamisme de son architecture, la propreté de ses espaces publics et sa végétalisation diffuse, en résumé sa modernité apaisée, à l'image de sa population qui est la plus accueillante et la plus respectueuse du touriste que j'ai connue.

Tokyo m'a d'autant plus fasciné que mes lectures m'avaient préparé à un chaos visuel, une ville martyrisée par le tremblement de terre de 1923, puis les bombardements au napalm de 1945, et largement reconstruite sans plans directeurs autres que routiers.

Aux yeux d'un européen amoureux de la ville historique dessinée et patrimoniale, de ses perspectives, de ses plans d'arrêts constitués par les précieuses façades des monuments publics et des hôtels particuliers, ce constat est amplement vérifié, et l’irruption systématique dans le champ de l'objectif des réseaux aériens des concessionnaires n'en est que le paradigme ultime.

Et pourtant, dès la deuxième journée de flânerie dans les rues de l'hypercentre tokyoïte, on oublie ce point de vue d'esthète pour goûter au plaisir de découvrir une qualité architecturale "ordinaire" qui surpasse celle de bien des capitales européennes.

Au bout de cinq jours passés dans les districts de JIMBOCHO, SHIBUYA, AOYAMA, DAKANAMYA, GINZA et ASAKUSA, je ne prétendais pas avoir analysé la complexité de la plus grande agglomération du monde - 120 km de côté, 40 millions d'habitants soit le tiers de la population japonaise -, mais j'avais conjecturé que ma fascination pour cet urbanisme trouvait son origine dans cette double originalité qui, à ma connaissance, n'est pas expliquée en France dans les publications spécialisées et encore moins enseignée dans les écoles:

1) des règles d'urbanisme (hauteurs, prospects sur rue et en limites séparatives, emprise au sol) dont l'application ne concerne, pratiquement, que la périphérie des grands îlots le long des voies principales (bâtiments hauts, voire très hauts) pour "s'oublier" à l'échelle des parcelles intérieures (bâtiments de deux niveaux en moyenne)

2) le refus systématique de la mitoyenneté entre les immeubles, qu'ils soient très hauts ou de simples maisons.

J'en eus la confirmation en lisant un petit opuscule collectif TOKYO METABOLIZING (*) d'où j'ai tiré plusieurs précieuses informations sur les particularités des règles de l'urbanisme tokyoïte.

La périphérie de ces grands îlots dessine l'image urbaine de Tokyo, tandis que leur centre reste celle d'un village. Cette configuration a été adoptée pour freiner la progression des nombreux incendies que Tokyo a connus, sinistres favorisés par la construction en bois des maisons. Celles ci, au fil du temps ont souvent été remplacés par des constructions en dur, et les parcelles sur lesquelles elles avaient été construites ont été subdivisées en deux puis en trois. La parcelle initiale moyenne de 240 m² a ainsi donné naissance à trois lots - en grande partie pour des raisons de fiscalité des successions -.

Cette densification a amené à concevoir la distribution de ces petites unités d'habitation "de l'intérieur" pour optimiser la lumière et les vues, et le résultat est parfois savant et remarquable.

Bien évidemment cela suppose un abandon consenti des règles de prospect. Abandon encouragé par le code civil japonais qui n'autorise pas la construction à moins de 50 cm de la limite latérale de la parcelle et par la règle de non imposition de l'alignement strict sur la rue.

Tant et si bien que l'habitat initial diffus, avec un jardin sur trois côtés a évolué vers une quasi juxtaposition des volumétries sur des parcelles jamais clôturées, mutualisant ainsi leurs maigres espaces libres en les réunissant. Leur entretien et la gestion de leurs plantations relèvent uniquement du civisme entre riverains, et même l'entretien des voies privées ouvertes au public, qui permet la libre circulation des piétons à travers ces îlots immenses, est géré par des communautés de voisinage.

La règle s'efface donc au profit d'un urbanisme du compromis bienveillant.

Ce refus systématique de la mitoyenneté, qui pouvait s'expliquer dans le code civil par le fait que les maisons étaient en bois - les incendies se propagent souvent par les toits - mais sans doute également par l'application des règles antisismiques pour les autres types de constructions, s'est perpétué maintenant que les maisons sont le plus souvent en dur, et les immeubles respectent cet esprit tzigane (**) en le limitant parfois à moins de 30 cm, sur trois niveaux

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comme sur beaucoup plus!

Une autre différence essentielle est que la notion de patrimoine ne s'attache pas à la véracité historique. Les plus beaux temples et sanctuaires ont tous moins d'un siècle, et reproduisent fidèlement le modèle reconstruit.

A Tokyo l'âge moyen des immeubles est d'une génération.

Pour ces derniers, on peut donc faire le pari de leur contemporanéité absolue, et cela donne à mes yeux le spectacle d'une inventivité et d'un dynamisme dont aucune autre capitale au monde ne peut se targuer.


Chaque immeuble est un objet à quatre faces, indépendant morphologiquement et stylistiquement de son voisin, et contribue à la vitalité du territoire urbain dont il sera à coup sûr un maillon éphémère sans cesse renouvelé.







LA VILLE LUXUEUSE

Ce constat de temporalité ne s'applique peut être pas pour les mêmes raisons dans les deux quartiers du luxe que sont GINZA, hier, et OMOTESANDO, aujourd'hui, où les grandes enseignes ont élu domicile. Paris et les autres capitales européennes n'ont pas d’équivalent aussi significatif en raison de leur réglementation patrimoniale.

GINZA s'est largement inspiré de Manhattan, et ce suivisme lui donne un air de déjà-vu.








OMOTESANDO est LE quartier où ces enseignes se doivent d'être présentes. Ce district du sud-ouest de l'hypercentre s'est développé à partir de la rénovation urbaine initiée par les Jeux Olympiques de 1964, mais les réalisations les plus emblématiques sont plus récentes.

Les meilleurs architectes japonais y ont réalisé un "flagship", Tadao Ando lui-même y a conçu en 2006 un centre commercial très digne, sobre à l'extérieur,


subtil à l'intérieur puisque chaque boutique est desservie par une seule rampe inclinée sur trois niveaux.



Comment a-t-il réussi à imposer au promoteur ce parti que l'on retrouve seulement dans les musées ? Respect!





VRDV, OMA y ont également construit mais l'équipe européenne qui écrase la concurrence est, ici comme ailleurs en Europe, HERZOG et DE MEURON. Non contents d'avoir signé en 2003 un premier chef d’œuvre pour PRADA, encensé par la critique locale,






ils ont récidivé dix ans plus tard en signant, en face et pour la filiale Miu-Miu, une boutique qui est une merveille de syncrétisme entre leur propre style d'orfèvres suisses et l'art du pliage japonais, l'origami, réalisant à la perfection, malgré la "vulgarité" de la destination commerciale, un éloge savant de la culture japonaise de la lumière et de l'ombre.









J'ai passé beaucoup de temps, sans succès, à essayer de comprendre par quels stratagèmes tous les éléments de structure capables de tenir en position semi-ouverte l'auvent et de rigidifier les parois latérales avaient été dissimulés sans alourdir les tranches vues de ces éléments.

Infini respect pour ces maîtres de l'architecture contemporaine!



(*) TOKYO METABOLIZING, ISBN978-4-88706-312-9

Koh Kitayama

Yoshiharu Tsukamoto

Ryue Nishizawa

(**) du hongrois tsuganos = qui ne touche pas


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