La vie rue campagne première n’était déjà plus la même en 2004 -quand je l’ai quittée- qu’en 1982 -année de mon emménagement au n°6bis-. Dans cet intervalle de temps j’y ai vécu et travaillé, en voyant disparaître chaque année des repères de cette rue et en général du quartier du Montparnasse. Cela me persuadait qu’ils étaient peut-être à bout de souffle (1) .
Ma dernière visite a rajouté une pointe de nostalgie supplémentaire en découvrant la façade du n°8, un immeuble de logements construit par un promoteur parisien qui aura sans doute réussi une belle opération financière tout en donnant un coup de canif de plus au charme hétéroclite, désuet mais parfois savant des façades de cette rue.
Les extrémités de cette courte rue sont en effet occupées par deux icônes de l’architecture du début du XX° siècle: côté boulevard Raspail les ateliers d’artistes construits par André Arfvidson en 1911, et côté boulevard du Montparnasse l’élégant immeuble d’angle dessiné par Bruno Elkouken en 1936. Entre la rue Boissonade et la rue campagne première, une série de venelles donnent accès à de nombreux ateliers d’artistes, aujourd’hui désertés par leurs premiers occupants, ou par des villas de facture faubourienne.
Si les interstices du tissu urbain disparate qui s’est développé au contact de ces deux boulevards ouverts à partir du milieu du XVIII° mais réellement achevés dans leur configuration actuelle au cours du XIX° permettent de découvrir quelques perles d’architecture vernaculaire, les façades sur rue sont elles majoritairement sans prétention.
Sauf le 6bis qui est d’une facture toute haussmannienne déjà en rupture avec ses vis-à-vis. Mais cette rupture avait été consommée avec le temps, et de 1940 - date de construction au n°8 d’un immeuble sans grâce de la Poste - puis 1975 - date de construction au n°3 d’un immeuble aux lignes horizontales radicales - et jusqu’à aujourd’hui, aucune construction n’était plus venu troubler la répétition des scansions verticales des pleins et des vides des façades alignées.
L’immeuble du n°8 répète ainsi cette volonté de faire moderne en magnifiant les lignes horizontales, sans tentative de raccordement à son mitoyen, comme avait su le faire Bruno Elkouken en interrompant sur une travée verticale en légère saillie les bandes de fenêtres horizontales.
L’absence de toute volonté d’insertion dans un alignement qui en tout état de cause s’interrompt au niveau du n°10 lui-même en retrait peut cependant se justifier car la symétrie de sa composition confère à cette façade une autonomie stylistique.
La carte ci-contre du PLU - la parcelle y est surlignée en bleu clair - indique combien son environnement immédiat est très protégé au titre des monuments historiques (étoiles noires), à celui des parcelles signalées pour leurs intérêts patrimonial, culturel ou paysager (étoiles oranges, hachures alternées grises et blanches) et des volumétries à conserver (hachures alternées marrons et blanches).
Les mesures de protections du cadre bâti de la rue campagne première sont ainsi comparables à celles plus connues du Marais ou d’une partie du 7° arrdt.
Quoi qu’il en soit, l’architecte des Bâtiments a donné son accord conforme à cette façade, austère, sombre, et peu référencée à l’habitat résidentiel.
Il est par contre difficile de la créditer des intentions exprimées par la perspective ci-dessous, qui est peut-être celle utilisée pour l’instruction de la demande de permis de construire. Il n’y a cependant pas tromperie dans la mesure où les panneaux de maille métallique sont explicitement cités, quand bien même l’auteur de la perspective les a astucieusement habillés d’un halo réflectif que seul un matériau verrier est en réalité capable d’émettre.
Tout architecte sait cela, sauf apparemment ceux en charge d’émettre un jugement sur l’architecture contemporaine. A leur décharge l’enseignement qui leur est dispensé à l’école de Chaillot créée en 1887 ne les prépare pas à cette responsabilité.
Cette école délivre des formations post-diplômes sur un domaine qui s’étend des monuments et centres historiques jusqu’au patrimoine ordinaire. Elle forme les architectes du patrimoine, spécialisés dans la conservation et la restauration architecturales, urbaines et paysagères (Diplôme de spécialisation et d’approfondissement - DSA - mention Architecture et patrimoine), ainsi que les Architectes et Urbanistes de l’État - AUE (formation post-concours).
Mon expérience avec les architectes du patrimoine m’a appris que seuls celles ou ceux ayant une appétence pour l’architecture postérieure à 1930 faisaient preuve d’un jugement équilibré sur l’architecture contemporaine. Celle-ci n’est, sauf changement récent que j’ignore, qu’abordée sommairement dans le cursus commun des études.
L’Etat est seul responsable de cette mise en tension inévitable entre des fonctionnaires chargés de défendre «le bon goût» et des architectes désireux d’imposer le leur, dans une société connectée d’individus prompts à chercher un responsable pour toute nouveauté suscitant la critique.
L’État a aussi promulgué la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, dont le très court article 1 est clair: La création artistique est libre, mais dont l’application en architecture, et plus encore dans la fabrication de la ville, relève de l’incantation voire du sophisme.
Ainsi un rapport de l’assemblée nationale sur l’application de cette loi, datant de septembre 2019, pointe par exemple la nécessité de s’interroger sur le périmètre de protection désormais défini de façon propre à chaque monument historique, solution censée répondre aux contentieux liés à l’application brutale du rayon de 500m autour d’un élément bâti classé «monument historique» quand la demande de permis de construire concerne un projet pour lequel la covisibilité, et/ou la visibilité depuis le monument n’existe pas.
L’application, sur trois ans, de cette loi amène à la conclusion suivante du dit rapport: force est de constater que la délimitation s’opère principalement en deçà du seuil des 500 mètres et très marginalement au-delà. Cet abaissement notable du périmètre de protection n’était pas l’objectif recherché par le législateur, qui souhaitait plutôt trouver les moyens de favoriser la mise en place de périmètres intelligents, adaptés et raisonnés, mais pas nécessairement inférieurs au périmètre de protection préexistant.
Fermons cette longue digression qui dans le domaine esthétique ne fait qu’illustrer l’impossibilité de toute régulation satisfaisante sur le court terme, et découvrons les façades intérieures de cet important programme. L’entrée sur rue est large puisque donnant accès à plusieurs halls d'entrée situés en cœur d’îlot.
La signalétique est surprenante car calquée sur celle usitée pour les immeubles de bureaux: «le 8 CAMPAGNE PREMIERS». C’est fonctionnel, mais froid.
La traversée de ce tunnel débouche dans une grande cour articulant les espaces libres des parcelles mitoyennes et formant ainsi un cœur d’îlot spectaculaire.
La deuxième surprise réside dans la répétition en mode majeur de l’esthétique de la façade sur rue dont les dimensions étaient modestes.
Une esthétique «tertiaire» qui enveloppe l’ensemble des bâtiments quel que soit leur statut (il y a dans l’opération 30% de logements sociaux), quelle que soit l’orientation de leurs façades, et quel que soit leur rapport de proximité avec les façades des parcelles riveraines.
C’est uniforme, au sens militaire du terme. Évidemment, l’ensemble n’est pas encore habité, et on peut supposer que l’occupation résidentielle va venir perturber cet ordonnancement sévère, encore que l’étroitesse des balcons à chaque niveau, qui ne sont là que pour assurer la conformité aux règlements d’incendie de ces pans de verre superposés, laisse peu augurer du désordre visuel apporté par une vie extérieure attrayante.
J’avoue avoir été bluffé par l’audace d’une architecture aussi désincarnée, mais Est-ce ainsi que les hommes vivent? dans un univers de papier glacé où même le végétal semble figé au garde-à-vous et où la seule couleur vive autorisée est celle d’une borne incendie.
Au delà de l’exploit que je suppose d’avoir imposé au promoteur cette image ascétique, quelle est la valeur ajoutée à cet îlot parisien dont la renommée s’est faite à partir de tranches de vie, de contributions artistiques et de passions célébrées par la littérature, le cinéma, la peinture, la sculpture, l’architecture,..? Elles appartiennent à un passé révolu et sont pourtant reprises encore aujourd’hui à travers un discours marketing éculé: la façade apparaît comme un rideau mettant en scène de larges surfaces vitrées toute hauteur, subtile référence aux fenêtres des ateliers d’artistes du début du XXème siècle (2)...
L’objectif déclaré par l’architecte dans la présentation de son œuvre: urbanité, humanisme, humanité, etc... eût été alors atteint, avec sincérité.s arrières modestes. J’ai alors pensé à ce qu’une génération d’architectes, celle éclose avec le Programme Architecture Nouvelle PAN 1975, aurait pu tirer d’une telle opportunité foncière. La fragmentation du bâti, la composition verticale de façades blanches, la multiplication de loggias accueillantes, l’attention portée au végétal ordinaire plus foisonnant auraient permis un morceau de ville autrement plus savant.
L’objectif déclaré par l’architecte dans la présentation de son œuvre: urbanité, humanisme, humanité, etc... eût été alors atteint, avec sincérité.
POUR ALLER PLUS LOIN
Le garde-corps est constitué de la juxtaposition de cadres métalliques sertissant une maille en acier inox, un matériau fréquemment utilisé en décoration intérieure sous forme de lambris. Ce matériau est également utilisé comme filtre dans des installations industrielles. Son utilisation extérieure dans un programme résidentiel comme garde-corps représente un défi sur le plan de la maintenance dans la mesure où les poussières urbaines et les pollens sont susceptibles de s’accumuler par tension superficielle. L’aspect satiné brillant va disparaître inévitablement.
Autre sujet d’interrogation:
Les coursives sont revêtues d’un caillebotis bois, les eaux de pluie et d’arrosage des plantes vertes sont recueillies en dessous et évacuées par de très discrétes gargouilles d’un diamètre d’un centimètre et à peine saillantes. Leur engorgement rapide est une certitude.
L’article UG.13 du P.L.U. parisien traitant de la végétalisation des projets neufs
est un des plus complexes à respecter. En l’occurrence la réalisation d’un espace de pleine terre important était obligatoire depuis 1977, donc propice à la plantation d’arbres de haute tige. Mais ce choix n’est plus imposé dans la dernière révision du P.L.U...
Il semble ici que le paysagiste ait privilégié la maintenance de son projet, les feuilles mortes représentant, il est vrai, une altération visuelle insupportable chaque automne...
La façade sur la rue campagne première est censée évoquer les ateliers d’artistes de la fin du XIX°siècle.
Il existe au n°31 un exemple célèbre, achevé en 1911 et classé à l’inventaire des monuments historiques. André Arfvidson y dispose selon une trame régulière vingt ateliers conçus comme des duplex avec mezzanine, le vide derrière la façade offrant ainsi un volume libre de près de 6m de haut.
On est donc très éloigné de cette qualité spatiale dans les appartements du n°8 qui n’offrent, sur un seul niveau, qu’une hauteur standard de 2,50m.
Par ailleurs l’atelier d’artiste ne se conçoit qu’éclairé par une lumière boréale, ce qui rend encore plus inepte le fait de se référer à cet exemple pour une façade orientée sud-ouest.
Enfin l’absence de trumeaux et la balourdise des bandeaux horizontaux qui supportent les rails de coulissement des panneaux grillagés ruinent définitivement la comparaison.
Le seul point commun restera peut être la difficulté à assurer l’entretien régulier de ces surfaces vitrées.
Au n°31 comme au n°8, il faut user de la raclette à rallonges et de beaucoup de patience pour espérer un résultat seyant. Avec en prime au n°8 l’impossibilité d’atteindre la partie basse de la face intérieure du vitrage, puisque le garde-corps intérieur vitré empêche son accessibilité.
La densification du cœur d’îlot:
Elle a consisté à relier le bâtiment arrière d’adresse 140 boulevard du Montparnasse au bâtiment sur cour du 8 rue campagne première. (ci dessus, superposées, vue aérienne de 2014 et vue de 2019)
Le cœur d’îlot a perdu la fluidité qu’il tirait de la fragmentation initiale des masses bâties. Cette disposition initiale était peut-être fortuite, mais pour autant précieuse sur le plan des échappées visuelles, comme le prouve la vue ci-contre prise en 2014 depuis un appartement du 6bis
La démonstration de cette plus-value apportée à l’urbanisme des îlots denses par la séparation des immeubles en opposition à leur raccordement maladroit a été apportée par exemple dans la ZAC Seine rive gauche (théorie de l’îlot ouvert de Christian de Portzamparc, et ma propre interprétation d’un urbanisme tzigane (3)). Ici le 8 campagne première est la démonstration d’une régression, puisque la configuration initiale était ouverte.
L’autre avantage de cette approche novatrice est d’éviter la formation de canyons étouffants dans les rues de douze mètres et moins. La succession des règlements d’urbanisme que Paris a connu depuis la réforme du permis de construire de 1976 les a au contraire favorisé. En effet si les modifications de gabarits ont été nombreuses depuis, l’obligation de mise à l’alignement des façades a été constante.
La rue campagne première en est une bonne illustration, elle traverse des îlots ouverts «par nature» car formés historiquement par le découpage au XVIII° de grandes propriétés par le percement des boulevards Raspail et du Montparnasse, bien avant l’application de ces règlements.
Les traces laissées par l’histoire sont les parcs devenus de simples jardins intérieurs qui donnent ce caractère particulier à beaucoup de quartiers de la rive gauche.
Il convient donc d’être conscient que ce caractère ne peut être préservé qu’en perpétuant la porosité entre les rues qui se manifeste encore entre la rue Boissonade et la rue campagne première.
L’analyse de l’alignement des numéros impairs de cette rue montre les césures à l’alignement qui subsistent et celles qui ont été abandonnées, comme en 1975 lors de la construction du n°3.
Cette séquence montre le 3 rue campagne première dont la volumétrie découvre largement le pignon de l’immeuble d’angle. Aujourd’hui, l’architecte aurait été forcé de répliquer le gabarit vertical de l’immeuble du n°5 à droite, et sans doute aurait été incité à couvrir sur une faible longueur le reste du pignon
Sur l’alignement opposé, l’occasion était offerte de créer une telle césure au n°8, afin de dévoiler la profondeur de l’îlot qui s’étend jusqu’à la rue Léopold Robert. Cette césure aurait eu l’avantage de résoudre architecturalement le décalage en plan et en hauteur des bâtiments du 6bis et du 10, tout en couvrant leurs pignons. Au minimum une transparence sur deux niveaux aurait été la bienvenue pour un piéton en lui permettant de mieux apercevoir les façades intérieures et le jardin central.
Sur cette photo, on aperçoit le débouché du passage d’Enfer et la respiration que cela apporte dans cette rue étroite ( La chaussée est encore revêtue des pavés chanfreinés de ciment sur lesquels Belmondo s'écroule à bout de souffle)
Cette occasion ratée ne pouvait être évitée par l’application des règlements d’urbanisme - par ailleurs conforme -, mais par le fruit d’un dialogue fécond avec les interlocuteurs architectes des services du permis de construire.
A-t-il eu lieu?
le 17 décembre 2020
Hommage à un moderne classique
Aujourd’hui, en remontant l’avenue de la Bourdonnais, j’ai repensé à l’allégation vantée sur le site de commercialisation du programme immobilier : «une subtile référence aux fenêtres des ateliers d’artistes du début du XX°». Comment peut-on entretenir une telle confusion entre des châssis en aluminium du début du XXI° et ceux en fer T du début du XX° , entre des niveaux réglés sur un pas d’étage de 2,70m et des vrais duplex superposés de 6m de hauteur libre?
Au n°63 de l’avenue de la Bourdonnais, depuis 1961, on peut admirer une réponse parfaite à la problématique posée par une façade entièrement vitrée d’un immeuble résidentiel dans une artère parisienne, résolue par Jean Dubuisson. Je l’ai visité il y a huit ans.
Jean Dubuisson est célèbre pour ses modénatures de murs-rideaux «en tartan écossais» habillant de grands ensembles. Ici pour cette façade modeste de huit étages droits de dix mètres environ de large il adopte un carroyage très sage basé sur un seul module, proche du carré, répété quarante fois. Cet ordre régulateur, parfaitement classique, insère remarquablement l’immeuble dans l’alignement des façades de l’avenue, car sa largeur et sa hauteur sont dans le rapport de proportion des fenêtres des immeubles mitoyens.
Le 8 campagne première est lui basé sur une trame irrégulière en façade, juxtaposant à chaque niveau des carrés et des rectangles, dans une proportion globale de deux carrés allongés et juxtaposés, rompant avec l’affirmation des proportions verticales des autres immeubles de la rue. L’impression de lourdeur vient de là, que seule une césure médiane aurait pu éviter.
Et l’adoption de panneaux en maille inox de proportion verticale, qui coulissent en avant des vitrages et sont un pis-aller en termes de protection visuelle, apportent une confusion graphique à l’ensemble.
En comparaison l’inventivité de la façade du 63 vient du concept adopté de la double peau vitrée qui crée un espace intermédiaire pensé comme une serre.
Cet aménagement personnel permet de moduler le degré d’intimité voulu par chaque occupant. Un store vénitien - remplacé depuis par un store en tissu - qui se déploie dans cet espace permet de filtrer le rayonnement solaire. Ce concept très novateur à l’époque a été largement repris dans les mur-rideaux sophistiqués contemporains à triple vitrage. Et ce dispositif reste suffisamment discret pour garder à la façade la prééminence du matériau verrier.
Une leçon d’architecture moderne qui n’a pas pris une ride soixante ans plus tard.
le 24 décembre 2020
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